Cet article a été publié dans le magazine ELLE du vendredi 19 août 2016.
Comment faire le bonheur de votre petit premier ? En adoptant la désinvolture des parents de familles nombreuses ! Témoignages et explications.
Famille nombreuse, famille heureuse ? Et si élever son premier enfant comme si c’était le troisième de la famille était gage d’une éducation réussie ? Aux États-Unis, les représentants de la génération Y, traumatisés par leurs géniteurs omniprésents qui les ont inscrits en cours de calligraphie chinoise dès la maternelle, préconisent désormais, lorsqu’ils deviennent parents à leur tour, le « third child style ». Entendez le « style troisième enfant », une manière plus détendue, un peu foutraque mais tellement chaleureuse d’élever sa progéniture. Le modèle s’inspire de ces couples épuisés mais contents, à la tête d’une fratrie de trois (ou plus), qui se recentrent sur l’essentiel faute de temps et d’énergie. Pourvu que leurs kids ne s’entretuent pas à coup de sabres-lasers, tout va bien… Et si trouver la bonne dose d’optimisme, de décontraction et de fatalisme que confère – en principe – son expérience à la multipare rodée était l’un des défis de la rentrée ? En confrontant témoignages de mères de trois enfants et conseils de psys, nous avons voulu y voir plus clair.

On est censé être plus cool et les enfants aussi
« Je ne peux pas être plus cool, se plaint Delphine, 42 ans, avocate, mère d’une fille de 12 ans et de deux garçons de 10 et 8 ans, puisque ma charge de travail est devenue plus lourde ! Mais je suis obligée de lâcher prise et de déléguer. J’ai beaucoup suivi les devoirs de mon aînée. Pour le troisième, je n’ai jamais ouvert un cahier de textes. La bonne nouvelle, c’est que, à l’école, il s’en tire aussi bien que les deux autres. » Si certaines mères de trois enfants avouent – sans trop culpabiliser – que leur manque de disponibilité les conduit à négliger la santé de leurs rejetons (« Ma benjamine de 5 ans mange n’importe quoi et elle a la bouche pleine de caries », avoue Tania, 38 ans, journaliste) ou à saboter leurs chances de réussite professionnelle – selon une enquête de 2013 de l’Insee, les derniers-nés seraient en moyenne moins diplômés que leurs aînés –, le lâcher-prise a du bon, selon les psys. Renoncer à un idéal de perfection, s’affranchir du regard des autres sont quelques-uns des bénéfices acquis avec l’âge, les naissances et l’expérience. Car, au royaume des multipares débordées, le concept même de mère parfaite pour blogs de « happymamas » paraît relever du délire. Même pour celles qui restent très à cheval sur la tradition. Isabelle, 44 ans, directrice de communication et mère de trois filles, note : « Avec ma petite dernière, j’ai presque oublié le superflu. Comme l’idée, conformiste et rassurante, d’avoir une enfant parfaitement coiffée et habillée. Tant pis si la directrice de l’école me juge mal. Ma fille choisit ses vêtements, et les engueulades du matin ont disparu. »
“ moins on exige d’un enfant qu’il soit heureux et épanoui, et plus il le sera. Il faut être à l’écoute de soi-même et apprendre à lâcher prise ”
Ce que les psys appellent « apprendre à dédramatiser ». « Aujourd’hui, la pression sociale est énorme, il faut réussir ses enfants comme on réussit son couple ou sa carrière, remarque Muriel Derome, psychologue et auteure de “Parent(s) heureux = enfant(s) heureux” (éd. Mazarine). Or, moins on exige d’un enfant qu’il soit heureux et épanoui, et plus il le sera. Il faut être à l’écoute de soi-même et apprendre à lâcher prise. Tant pis si on passe pour une mauvaise mère parce qu’on lui a donné le biberon dans le bain ou qu’il est parti à l’école avec une chaussette bleue et une chaussette rouge. » La tranquillité est à ce prix.
On devient une vraie famille
En passant au stade « industriel », comme le remarque Nathalie, 39 ans, directrice dans une compagnie d’assurances, mère de deux filles de 10 et 7 ans et d’un garçon de 5 ans, retrouverait-on l’ambiance enjouée des grandes tablées ? « Oui et non, répond-elle, car il faut aussi gérer davantage de cris et de disputes. » Toutefois, l’élevage en grand aurait au moins un avantage : celui de briser le couple un parent/un enfant qui a tendance à se former dans les familles de quatre. « Sans qu’on s’en rende vraiment compte, chaque parent s’occupe d’un enfant, toujours le même, l’habille le matin, l’emmène à l’école, etc., explique Muriel Derome. Ce dernier s’habitue, réclame toujours le même parent et, du coup, le couple a du mal à trouver sa place. Dans mon cabinet, 95 % des gens qui consultent parce que leur enfant a un problème n’ont plus de sexualité. Je reçois même des couples qui souhaitent divorcer pour ne plus avoir à s’occuper des enfants qu’une semaine sur deux. C’est préjudiciable aux couples, mais c’est aussi pesant pour leur progéniture. »
“ Sans qu’on s’en rende vraiment compte, chaque parent s’occupe d’un enfant, toujours le même […] Ce dernier s’habitue, réclame toujours le même parent et, du coup, le couple a du mal à trouver sa place. ”
En adoptant le recul des parents de trois qui ont tendance à englober la masse, on pourrait désapprendre à surinvestir son enfant. Ne plus le considérer comme la septième merveille du monde, ni comme un étranger dont on cherche en vain le mode d’emploi, ni comme un doudou pourvoyeur de câlins. Mais un simple gosse avec qui on partage de vrais moments familiaux. Au troisième enfant, serait-on, par définition, plus « famille » ? « C’est surtout qu’on ne fantasme plus la toute-puissance parentale, confie Isabelle. Avant, j’étais persuadée d’être la seule garante du bonheur de mes enfants. Lorsque mon aînée a passé son grand oral de Sciences-Po, j’ai stressé à m’en rendre malade. Alors que j’accepte sans trembler que ma benjamine vive ses expériences, positives ou négatives. J’introduis aussi l’idée de transmission familiale. Et mon mari, qui était un père tradi avec les deux premières, s’investit de manière beaucoup plus concrète: bain, devoirs, etc. »
On laisse plus d’autonomie au dernier
« C’est vrai que mon troisième est plus dégourdi, reconnaît Nathalie. Il n’a pas eu le choix. Je ne pouvais pas être tout le temps derrière lui. Avec les petits derniers, on entre- tient une relation de confiance. S’ils abusent de l’iPad, on fait appel à leur raison. » Le fléau qui touche, selon les psys, les familles d’aujourd’hui ? L’excès de contrôle, la tentation de tout faire à la place de l’enfant, la peur qu’il lui arrive quelque chose, au point d’étouffer tous ses élans. Et de ne plus savoir à quel âge il est capable de se rendre tout seul à l’école ou à la boulangerie. Sans parler de la pression scolaire et des projections inconscientes qui font qu’on veut qu’il réussisse, et ce, dans tous les domaines. « On en arrive à des situations où même les tout-petits ont des emplois du temps de ministre, avec des activités scolaires souvent centrées sur la performance, remarque Béatrice Millêtre, psychologue, auteure de “Le Burn-out des enfants” (éd. Payot). On perd le côté ludique, joyeux et insouciant de l’enfance. »
“ il faut s’autoriser à être le parent qu’on souhaite être ”
La chance du numéro trois par rapport aux aînés ? Moins investi par ses parents, il gagne en liberté ce qu’il perd en attention. « Je le vois bien avec la nourriture, explique Isabelle. À ma première fille, j’imposais des aliments, du coup, elle se braquait. Avec la troisième, c’est différent. Je la laisse choisir et elle mange de tout. » Pour Muriel Derome, plutôt que noyer sa progéniture sous les activités, il serait plus profitable de lui enseigner quelques données essentielles. « Qu’ils sachent dire non au groupe et qu’ils comprennent qu’ils ont le droit de ne pas être comme tout le monde, dit-elle. La meilleure manière de les protéger quand ils se trouveront confrontés à l’alcool, aux cigarettes ou au porno. » Mais pour cela, selon elle, il faut s’autoriser à être le parent qu’on souhaite être. Ce que l’arrivée du troisième provoque chez certaines mères ? « Sa naissance m’a enfin donné la force et l’ambition d’être moi- même, raconte la styliste Carolina Ritzler, 39 ans, mère d’une fille de 11 ans et de deux garçons de 10 et 3 ans. J’ai laissé de côté la culpabilité de la mère qui travaille, je n’ai plus eu peur de rien. Alors que j’étais commerciale pour une marque, j’ai lancé ma ligne de vêtements [carolinaritzler.com, ndlr]. Je suis beaucoup moins présente pour mon petit dernier que je ne l’ai été avec les deux premiers. Mais j’essaie de lui donner l’essentiel : du bonheur et de l’amour. Et ça a plutôt l’air de lui réussir. » Certes. Maintenant, tout le pari consiste à faire la même chose, mais pour le premier !