Les soignants face aux événements douloureux : témoignages – regards croisés entre une infirmière, un médecin junior et un chef de service.


Résumé
Quelle que soit la profession du soignant, son activité le mène à accompagner des patients
et des familles en souffrance. Médecins et infirmières, notamment, témoignent des
émotions très fortes qu’ils éprouvent mais qu’il leur est difficile d’exprimer. En prendre
conscience est essentiel pour mieux les accepter et limiter leurs conséquences. Regards
croisés.
Mots clés : émotion – soin – compétence – souffrance

Les métiers du soin exposent à la souffrance. Quels que soient le niveau de
professionnalisme et de formation, les soignants ne sortent pas indemnes des
accompagnements difficiles qu’ils réalisent. “Se blinder”, “mettre sous le tapis” ou “faire
comme si de rien n’était” ne protège pas mais, au contraire, nous fragilise, car nous ne
sommes pas des robots ! Chercher à vivre les situations comme si nous n’étions pas
affectés, revient à nier notre humanité, alors que prendre conscience des émotions,
sentiments, pensées, représentations spirituelles ou sensations corporelles qui émergent
lors des moments difficiles nous permet de comprendre combien nous sommes touchés. En
réalisant ce qui se joue pour nous et ce à quoi cela nous renvoie, nous pouvons consentir
aux conséquences que cela entraîne dans notre vie quotidienne. Cela nous incite à chercher à nous situer dans la “juste proximité” qui nous convient. Nous pourrons alors prendre soin
des patients dans une juste attention et une pleine présence à l’autre, sans nous perdre de
vue.
Muriel Derome

« Être confronté à des situations difficiles impacte mon rapport aux
autres »

Lorsque je suis confronté à une situation difficile, cela me stimule et augmente le
rendement de mes capacités intellectuelles, y compris dans d’autres domaines de ma vie,
comme un puissant stimulant intellectuel. Par exemple, je suis pianiste, et dans les
moments difficiles, je joue mieux, je suis plus agile, j’ai de meilleures capacités de
concentration.
J’ai besoin de pratiquer une activité sportive régulière. Je monte à cheval, je fais de la
course à pied ainsi que de la course de fond…
En revanche, je dois admettre que j’ai eu des périodes où je délaissais complètement mon
corps et je ne faisais pas attention à mon alimentation. J’ai été responsable d’un service de
réanimation pédiatrique pendant vingt ans. Lorsque vous travaillez dans un tel service,
vous mangez n’importe comment et n’importe quand, vous mangez au lieu de dormir ou
vous ne mangez pas.
Être confronté à des situations difficiles impacte mon rapport aux autres. Par exemple, j’ai
toujours eu envie de m’investir dans des engagements associatifs.
Avec mes enfants, je n’ai pas été très facile et c’est certainement un euphémisme… J’étais
très irritable, et je m’emportais facilement, en homme très irascible. A mes amis, je n’ai
jamais parlé de ma vie à l’hôpital. Avec mes voisins, mon entourage, je suis un peu
égocentrique et relativement indifférent à ce que les autres peuvent ressentir. J’ai
longtemps joué du piano la nuit sans me soucier du voisinage. Je me disais que les gens
n’avaient qu’à apprendre à dormir comme moi, dans n’importe quelle circonstance et
quelques soient les bruits environnants… J’étais réellement dans une sorte de suffisance
vis-à-vis de moi-même.
Enfin, lorsque l’on occupe de telles responsabilités, on a tendance à se prendre pour Dieu.
On bascule dans une perte de sens ou, à l’inverse, dans une quête de sens. Cela a renforcé
mon idée que la vie éternelle n’existe pas. En tous les cas, selon moi, avoir un métier utile
protège des questions métaphysiques. Dr Jacques Bataille, chef de service

« Il est important d’exprimer ses émotions »

Quand j’ai été confrontée à une situation difficile dans le service, je me sens comme vidée,
privée de toute vitalité. Mon corps se raidit. Il peut même m’arriver d’avoir du mal à
respirer profondément. Certaines fois, le lendemain, je me réveille en ayant l’impression
qu’un rouleau compresseur m’est passé dessus. J’ai un mal de tête insupportable et je
ressens parfois le besoin de pleurer.
Ce qui m’aide, c’est d’aller nager et de sentir mon corps tout entier respirer. Deux heures
par semaine, je m’immerge dans une sorte de bulle qui me fait oublier et me porte. La
douleur de l’autre et la mienne me semblent alors moins lourdes.
Après le décès d’un enfant dans le service, par exemple, j’essaie de remplir ma mémoire
d’une somme incalculable de petits détails que je désire transmettre aux familles ou aux soignants. Je veux être porteuse de leur histoire de vie : pour moi, ne pas se souvenir ce serait presque les trahir.

Dans ces moments vraiment très difficiles, malgré ma tendance
prononcée pour l’anxiété et la panique, je suis d’un calme olympien et reste hyper-
concentrée. Je sais que si un maillon de la chaîne de l’équipe cède, tout le monde risque
d’en pâtir.


Du côté de ma vie sociale, je ne fais partie d’aucune association car je crois que,
émotionnellement, ce serait trop pour moi. En revanche, dans mon quartier, j’essaie de
veiller sur les personnes âgées qui habitent à proximité. Le lien social est si important.
Je ne parle pas de mon travail avec mon compagnon : ni de la douleur des enfants, ni de
ceux qui meurent… Il refuse totalement toute écoute sur le sujet. Je partage avec ceux qui
sont susceptibles d’entendre : mes collègues, mes amis. J’évoque alors ma souffrance, mes
doutes et mes questionnements… Je raconte un peu à mes enfants parfois, avec quelques
détails simples car ils voient que je suis affectée. Ils ont besoin de comprendre pourquoi
leur maman a le spleen, est un peu irritable ou est épuisée.
Les premières années de ma vie professionnelle, je ruminais beaucoup ce que je vivais
dans mon métier. J’étais jeune, anxieuse et c’était difficile. Je ne laissais rien paraître de
l’hypersensible que j’étais. Je me le cachais même à moi-même.
Je me souviens de cet adolescent en état de mort cérébrale et de sa maman que j’écoutais
et qui pleurait dans mes bras… J’étais comme anesthésiée. Elle m’a remerciée pour ma
présence indéfectible pendant les dernières semaines, juste ma présence. À ce moment j’ai
compris que je n’étais pas inhumaine. J’ai eu beaucoup de difficultés à maîtriser mes
émotions, mais je sais aujourd’hui qu’il est important de les accueillir et d’être à l’écoute
de ce que l’on ressent. À la cadre de santé qui m’avait témoigné son attention à la fin de la
prise en charge, j’avais dit : « Non non, ça va très bien, merci ! » Aujourd’hui, avec le
recul, il est clair pour moi que ces propos étaient révélateurs de l’incroyable souffrance
que je ressentais alors. Pourtant, il me semblait primordial de ne pas baisser la garde, de
ne surtout pas avouer ma souffrance. Peut-être me prenais-je pour la super infirmière qui
“gère” quoi qu’il advienne ? Quelle horreur !
Je crois qu’il est important d’exprimer ses émotions après une situation difficile, seule face
à soi-même : crier dans sa voiture ou en forêt, taper dans un sac, frapper, se défouler,
cracher tout ce qui “coince”… Faire des exercices de respiration ou de la méditation peut
être salutaire. Si l’on néglige cet aspect, l’on risque de ne plus se comporter de façon
correcte avec qui que ce soit.
Aujourd’hui, j’ai appris à accueillir à bras ouverts mon hypersensibilité, même si ce n’est
pas toujours facile. C’est une véritable richesse et il me tient à cœur de l’expliquer aux
futurs professionnels hypersensibles. Ils sont parfois en retenue et en souffrance alors
qu’ils ressentent les choses avec une grande précision. Leur analyse est souvent plus fine
et cette sorte de sixième sens est un avantage indéniable pour être là, présent auprès du
patient et de sa famille.
Je ne crois pas en Dieu mais je crois en la réincarnation, suite à certaines expériences
personnelles et aussi parce qu’il m’est inacceptable d’imaginer qu’un être vivant naisse
puis meure aussi jeune. Je crois aux anges et aux esprits. En particulier, je crois que les
personnes qui meurent restent malgré tout auprès de nous, nous protègent et veillent sur
nous. Je ressens parfois leur présence invisible à mes côtés.
Blandine Mallet, infirmière


« Il faut être touché sans être envahi »

Pendant une situation difficile, mon intellect est préservé. Il se produit comme une sorte de clivage : la
médecine et les soins en priorité. Tout est clair. Grace à des décharges importantes d’adrénaline, la
stimulation est beaucoup plus importante et tout fonctionne mieux. Dans l’après coup en revanche, je me pose des questions : est-ce que j’ai bien fait, qu’aurais-je pu améliorer ? Je ressasse. La fatigue est complexe à gérer et je ressens un ralentissement intellectuel. 
Bien sûr, ce que je vis dans le service me permet de relativiser mes problèmes personnels ou dans mon
entourage, mais même si l’on vit des choses uniques, et que l’on est confronté à la mort plus
fréquemment, nous ne sommes pas vraiment différents les uns des autres.
Je n’aime pas trop parler de mon travail à mes amis. Certains comprennent, d’autres moins…
En termes d’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, je pense qu’il faut être vigilant car
on peut vite être absorbé par l’hôpital. Le temps y passe très vite, c’est chronophage. Toutes les
personnes qui sont ici aiment leur travail, c’est un choix. C’est agréable mais on peut vite s’enfermer.
Par ailleurs, la tristesse et l’angoisse, ainsi que beaucoup d’autres émotions, sont en jeu dans ce
genre de métier. Il faut trouver le juste milieu, la bonne distance avec ces choses-là. Il faut être touché
sans être envahi. C’est un travail de tous les jours.
Parfois, je repense à ce qui s’est passé dans les moments difficiles alors que je ne suis plus dans le
contexte hospitalier. Mais j’ai la chance d’avoir des proches qui me connaissent et prennent soin de
moi.
Mes ressources, c’est à l’extérieur que je les trouve, avec mes amis, et surtout avec la nature. J’ai
besoin d’être dehors. Le vélo me permet de passer à autre chose. Dans ma famille je ne raconte
qu’une version édulcorée de ce que je vis. Ils n’ont pas besoin de tout savoir. C’est plus facile pour
moi de parler de cela avec les amis qu’avec la famille.
Je n’ai pas de religion particulière. Je suis croyant, je crois en certaines choses, je crois en l’esprit, je
crois qu’il y a des choses qu’on ne maitrise pas et qu’il y a peut-être un sens derrière.

Parfois, il faut savoir s’arrêter et ne pas se prendre pour Dieu.
Guillaume Costa, chef de clinique