«
Grandir, ça veut dire se rapprocher de la mort ? » Le neurohandicap,
une prise en charge spécifique
Le propre de l’enfant n’est-il pas de grandir ? Comment avoir
envie de grandir ou désirer que son enfant grandisse quand cela signifie
se rapprocher chaque jour un peu plus de la mort ? Comment en tant que
soignant, garder une juste estime de soi quand on ne peut pas guérir les
enfants que nous confient leurs parents désespérés ?
Dans le pôle
de pédiatrie, de réanimation infantile et neuroréadaptation de
l’hôpital de Garches cette question est quotidienne. Comme des
équilibristes sur un fil, médecins et équipes pluridisciplinaires
cherchent à soigner et avancer sans tomber dans l’obstination
déraisonnable ou le deuil anticipé.
L’expérience de notre service dédié à l’accompagnement de la différence, laisse donc toute sa place à ces questionnements qui tournent autour de la fin de vie, ou plutôt de la vie qui reste à vivre
et dont on ne sait ni la quantité, ni comment en définir la qualité.
Pour chaque enfant, nous tentons de garder des projets de vie adaptés
malgré toutes les incertitudes qu’impliquent les maladies
neuromusculaires. Pour cela une double prise en charge médicale et
psychologique est souvent nécessaire pour l’enfant mais aussi pour
l’ensemble de sa famille.
La découverte d’une maladie rare chez un fœtus, un nouveau-né ou un enfant va bousculer la vie de toute sa famille. L’annonce
inattendue d’une maladie que personne ne peut guérir est vécue par les
parents comme un traumatisme qui restera à tout jamais gravé dans leur
mémoire. « Mais si on ne peut le guérir, on ne peut plus rien pour lui ? », « Pourquoi avoir des projets si on ne sait même pas s’il pourra les vivre ? »…
Pourtant entre cette annonce et le jour où l’enfant décédera, de
nombreux mois ou années vont s’écouler. Il s’agit alors de gagner du
temps, mais du temps pour quoi ?
Pendant longtemps, de nombreux soignants, croyant bien faire, ont recommandé aux parents de ne pas s’attacher
à leur enfant en sursis. Quinze ans plus tard Mme X. continue à
ressasser ce que lui a dit le médecin à la découverte de la maladie de
son fils « Madame, un conseil pour éviter de souffrir, ne vous y
attachez pas, de toute façon, dites-vous bien qu’il ne sera bientôt plus
là… » Une telle injonction demande aux parents de devenir des
robots ou de prendre soin de leur enfant comme d’un objet. Les dégâts
sont innombrables et se répercutent sur l’ensemble de la famille.
Pour
prendre en charge les patients atteints de maladies neuromusculaires,
le service a acquis depuis plusieurs décennies des compétences bien
spécifiques, qui n’existent que dans très peu d’autres endroits.
Aujourd’hui, parents et soignants par leur combat quotidien, mettent toute leur énergie pour extirper un peu de temps au compteur enclenché.
Oubliant que la plupart des maladies neuromusculaires sont clairement
incurables (en l’état actuel des connaissances médicales), en lien avec
d’autres grands centres spécialisés de la région, des procédures
invasives et contraignantes sont aussi mises en place dans notre
service,
Dans un premier temps, tout visiteur étranger au service
(jeune médecin, soignant, stagiaire ou famille accompagnante) est choqué
par la gravité de ce que les jeunes malades ont à vivre et par la
lourdeur des appareillages dont ils dépendent (tétraplégie, fauteuil
roulant électrique, trachéotomie, corset avec mentonnière, etc.)
Trois réalités très concrètes se côtoient alors :
D’une part celle qui relève de la réanimation
avec parfois la poursuite de la vie par la mise en place d’une
trachéotomie. L’enfant en ressent immédiatement le bénéfice, il respire
mieux et peut donc, quelques jours plus tard, mieux parler mais cela
impose une surveillance continue, particulièrement lorsque le malade n’a
plus aucune autonomie respiratoire.
D’autre part, celle purement palliative « orthétique »,
avec par exemple l’installation d’un système de support qui évite à
l’enfant d’avoir à porter le poids de ses bras trop lourds pour le peu
de force qui lui reste, de façon à garder une certaine motricité et lui
permettre de jouer, de faire de la peinture, etc…
Enfin, la troisième réalité est un mélange des deux :
pour prévenir la douleur d’un dos qui se déforme et pour garder une
certaine capacité respiratoire, l’enfant va être opéré de son dos par
une arthrodèse vertébrale. Pour cela, la mise en place d’une traction
par halo crânien pendant plusieurs semaines est parfois nécessaire….
Cette intervention permet à l’enfant de garder la station assise
(L’installation d’un corset avec une mentonnière reste cependant
nécessaire dans certains cas).
Ce qui est visé, c’est à chaque
fois la qualité de vie, une qualité d’installation, la préservation ou
la prévention d’une fonction, mais à quel prix ? La frontière entre réanimation, soin palliatif et l’obstination déraisonnable se floute souvent.
Car, en tentant de sauver le plus longtemps possible chacune des
capacités encore intacte des enfants, parfois au prix de souffrances ou
de contraintes qu’aucun adulte ne pourrait supporter, restons-nous
toujours dans une recherche de qualité de vie ?
séparer d’une partie d’eux-mêmes. Ils se sentent au départ complètement
perdu mais découvrent parfois, après quelques semaines d’adaptation,
qu’ils peuvent finalement faire bien plus de choses qu’ils ne le
pensaient. Dans la salle de jeux, il arrive souvent qu’une mère veuille,
par exemple, peindre pour son enfant dont la motricité est réduite,
recherchant avant tout la beauté du résultat final. L’éducatrice, en
insistant pour que l’enfant ou l’adolescent peigne tout seul, quitte à,
s’il est tétraplégique, mettre le pinceau dans sa bouche, va revaloriser
son estime de lui-même.
Certaines
mères se réjouissent en découvrant les réalisations artistiques, mais
c’est un sourire figée qui apparaît sur leur visage : ce qu’elles
n’osent avouer, que dans le secret du bureau de la psychologue, c’est
qu’elles ne supportent pas l’idée que l’enfant pour lequel elles ont
tout abandonné, tout consacré puisse être bien ou même mieux avec
d’autres qu’elles. Cela signifie-t-il qu’elles ne sont pas aussi
essentielles et irremplaçables qu’elles se l’étaient toujours imaginé ?
En rencontrant des soignants qui connaissent très bien les maladies neuromusculaires et ce qu’elles impliquent, les parents découvrent qu’une saine exigence est bénéfique. Pour
eux la maladie n’excuse pas tout et ne permet pas (sauf urgence vitale)
de traiter les gens n’importe comment. Le jeune évolue, il en vient
alors parfois à avoir une meilleure estime de lui. Et sa mère, qui
croyait être la seule à savoir « le prendre », découvre, complètement
ébahie, que contrairement à ce qu’elle pensait, son enfant, malgré la
perte progressive de ses capacités motrices, a besoin d’autorité
et qu’il est alors capable de patienter, de se montrer poli avec
chacun, etc. Imposer un certain respect permet d’améliorer la relation
aux autres. N’est-ce pas là encore viser la qualité de vie ?
Du temps pour quoi ? « A quoi bon prolonger la vie des tyrans ? »
me dit cet adolescent provocateur en me parlant de son frère malade.
Aucun enfant ne peut être réduit à une étiquette d’enfant capricieux,
tyrannique ou colérique mais il arrive pourtant que la maladie ou la
souffrance change le caractère de certains jeunes malades (il est alors
très important de l’expliquer à la fratrie) et qu’on en laisse d’autres
devenir « infernaux ». Les frères et sœurs le soulignent souvent : « Ils
acceptent tout de lui, ils se laissent traiter n’importe comment… et
nous quand on fait le moindre écart, ils nous tombent dessus. Moi mon
rêve… se serait… d’avoir un accident et comme ça, toc, d’un coup,
j’aurai mes deux parents avec moi, qui me regarderaient. », « Mon frère
je sais depuis toujours qu’il mourra avant moi, sûrement très tôt, mais
je ne sais pas qu’est-ce que ça veut dire « très tôt » ? Ce que
je sais, c’est que, du coup, il faut jamais qu’on se dispute parce que
maman a dit que sinon je regretterais le jour où il sera plus là… C’est
pour ça qu’on peut pas vraiment être comme des frères…» La
solitude, l’impression d’être invisible, de ne pas être aussi « bien »,
intéressant ou courageux que le frère ou la sœur malade ressort souvent dans les entretiens avec la fratrie.
Beaucoup se voient assigner un rôle auquel ils n’aspirent pas
forcément : faire des bisous, apprendre à « aspirer » leur frère ou leur
sœur trachéotomisé(e), aller chercher des objets, bouger telle ou telle
partie du corps. Et d’ailleurs, beaucoup « choisissent » plus tard un
métier autour du soin
que nous imposons à l’enfant malade comme à ses frères et sœurs et nous
donnerait peut-être de mesurer la souffrance qu’on leur fait subir. Ne
plus être dans le faire nous pousse à être, à penser, à nous relier à
nos émotions ou nos sentiments, à nous laisser toucher par telle ou
telle parole d’enfant…
Mais qu’en dit l’enfant au juste ? Certains se plaignent bien sûr, ne veulent plus faire leur Bird
(appareil d’hyperinsufflation pulmonaire), se laisser ventiler par leur
VNI, mettre leur corset ou leurs attelles… et petit à petit, comme ils
n’ont pas le choix, ils font avec. Mais ils ne font pas que s’habituer :
finalement ne font-ils pas de leur extrême faiblesse, leur force ?
Quelques soient leurs atteintes physiques, ils passent sans arrêt du
léger au grave et inversement : ils rient, jouent et parlent de la mort
avec lucidité, aisance et simplicité, aux adultes qui acceptent de les
entendre. Pour aider les enfants à exprimer ce qu’ils ressentent par
rapport à leur maladie, leur traitement ou leur rééducation, la
psychologue a adapté les Playmobils : l’un d’eux a tout le torse plâtré
et un autre a un mini système de halo sur la tête, etc Ainsi les jeunes
malades se projettent facilement et extériorisent ce qui est trop dur
pour eux. Le regard effrayé des proches sur leur appareillage revient
souvent.
Quand approche le risque de décès, au décours d’une
opération comme au terme d’une maladie, nombreux sont les enfants ou les
adolescents qui ont besoin de parler de la mort. Ainsi, cette petite
fille de 9 ans, qui juste avant d’être opérée d’une arthrodèse
vertébrale disait : « Tu comprends ce qui compliqué c’est que j’ai peur de ce dont il ne faut pas parler… » ou Jean atteint d’une neuroblastome métastatique, qui quelques semaines avant son décès expliquait « Je sais que je vais mourir, mais les médecins sont trop lâches pour me le dire et mes parents trop tristes pour m’en parler. » L’accompagnement psychologique est souvent nécessaire car l’impossibilité de parler de ses peurs amplifie l’angoisse.
En étant pleinement présents à leurs sensations, tout en laissant une
place à leur imaginaire, en n’ayant pas d’attentes précises, en ne
s’arrêtant pas à la surface des choses, en ne laissant pas les limites
de leur corps définir toute leur vie, ils trouvent une force de vie là où beaucoup d’adultes auraient renoncé et parviennent malgré la maladie à savourer des moments de joie. Ils sont une invitation à habiter pleinement l’instant présent et à réinventer sans cesse la vie…
Mais pour entretenir ces moments de qualité, parents et soignants doivent accepter de prendre soin d’eux-mêmes pour éviter l’épuisement.
Être à l’écoute de ces enfants entraîne une réflexion sur le sens même
de la vie. Ils nous déroutent, nous incitent à réinventer sans cesse la
relation aux autres, à cheminer vers notre propre acceptation, à avoir un regard plus juste sur nous-mêmes, en accueillant nos doutes, nos limites et nos défaillances.