DANS LE CADRE DE
L’ACCOMPAGNEMENT DES ENFANTS
EN FIN DE VIE
Hôpital Raymond Poincaré. 104, bd Raymond Poincaré 92380 Garches.
Service de Pédiatrie Réanimation infantile Rééducation neuro-respiratoire.
Pr.ESTOURNET-MATHIAUD (chef de service)
LA RELATION PARENTS SOIGNANTS
DANS LE CADRE DE
L’ACCOMPAGNEMENT DES ENFANTS
EN FIN DE VIE
Muriel DEROME, psychologue
- 1. INTRODUCTION
Le service de pédiatrie, de réanimation infantile, et de rééducation neuro-respiratoire du Pr Estournet-Mathiaud à l’hôpital Raymond Poincaré de Garches est spécialisé dans le polyhandicap, les complications neuro-musculaires, les maladies chroniques (neuro-musculaires, oncologie..), les noyades, les intoxications au CO, la pédiatrie générale (asthme, bronchiolite, méningite…) et surtout les accidents de la voie publique. La spécificité de ces pathologies, nous amène à être régulièrement confrontés à la mort. L’année dernière, 17 enfants entre 4 mois et 23 ans sont décédés. La phase terminale a duré, selon les cas, entre quelques jours et quelques mois.
En réanimation, chaque personne de l’équipe est donc, à un moment ou à un autre, confrontée à l’épreuve de ces derniers moments. Une grande souffrance en découle pour les familles bien sûr, mais aussi pour tout le personnel. Des soignants ont été marqués à vie par certaines situations. Suite à ce constat, j’ai, en tant que psychologue, proposé aux équipes de se réunir chaque mois, pendant un an, afin de réfléchir à la façon la plus appropriée d’accompagner les enfants en fin de vie et leur famille. Nous avons maintenant opté pour une rencontre hebdomadaire. Tous les intervenants susceptibles d’être confrontés à ce problème y participent et y échangent leurs expériences et réflexions. Cela permet d’analyser chaque situation et de prendre les décisions au cas par cas.
Après un historique de l’origine des soins palliatifs, nous étudierons les modalités d’accompagnement des enfants en fin de vie, de l’annonce du diagnostic létal jusqu’aux liens qui peuvent perdurer avec les familles des enfants décédés.
Enfin, pour passer de la théorie à la pratique, nous développerons dans la troisième partie de ce rapport, quelques questions à propos de l’accompagnement en fin de vie de Jean, un adolescent atteint d’une maladie de Recklinghausen avec des lésions tumorales du tronc cérébral.
- 2. ORIGINES ET INSPIRATION DES SOINS PALLIATIFS
Il y a un peu plus de quarante ans, certains rêvaient de venir à bout du dernier ennemi de l’homme, le vieillissement et la mort. Les personnes en fin de vie font peur, elles sont marginalisées. Exclues, angoissées, anéanties par des douleurs extrêmes, la plupart meurent dans une grande solitude.
CICELY SAUNDERS : La naissance des soins palliatifs.
Cicely Saunders est née en 1919. Elle commence par être infirmière. Puis, à 33 ans, en découvrant le rôle essentiel du médecin dans la prise en charge des personnes en fin de vie, elle décide de commencer des études de médecine : elle s’aperçoit que même lorsqu’il n’est plus possible de “traiter” (en anglais cure ), il est encore possible de “soigner” (en anglais care ). Elle prend conscience de tout ce qui peut être mis en place pour soulager les douleurs : traiter les symptômes, prêter attention aux angoisses, aux interrogations, aux aspirations morales et spirituelles du patient.
Dès la fin de ses études, elle introduit les méthodes de l’hôpital Saint Luc à l’hospice Saint Joseph (tous les deux situé à Londres ). C. Saunders donne alors la preuve qu’en administrant régulièrement des antalgiques, on n’aboutit pas à une accoutumance. Elle parvient à démontrer que lorsqu’un patient demande que les doses soient augmentées, cela signifie que les lésions cancéreuses s’étendent, et non qu’une toxicomanie s’installe. Délivrés de leurs symptômes douloureux, les patients deviennent capables d’exprimer leurs émotions, d’évoquer leurs problèmes familiaux et personnels.
La vie et l’œuvre de C. Saunders comportent trois aspects :
Une protestation contre le fait qu’on s’intéresse si peu à ceux qui vont mourir. Celle-ci permettra de lever les difficultés techniques et psychologiques qui retardent une prise en charge de la douleur.
Une certitude , les patients ont besoin d’un interlocuteur qui ne se dérobe pas et qui sache écouter leurs questions, leurs cris de révolte ou leurs peurs.
Une invitation à élargir la conception des soins. Elle a mis en évidence l’intrication des douleurs physiques et des souffrances psychologiques. Il s’agit du concept de douleur totale, “tout est douleur” (“total pain” en anglais). Lorsque les malades sont soulagés, donc libres d’être eux-mêmes, elle s’aperçoit que les derniers moments peuvent être très riches : ce peut être un temps de réconciliation envers soi-même, envers les autres et la vie que l’on a vécue, réconciliation qui rend la mort paisible pour celui qui s’en va, et supportable pour les survivants. De ce combat contre la souffrance, les patients eux-mêmes sont acteurs. Quand ils partagent leurs angoisses avec les soignants ou les proches, c’est difficile, mais c’est source d’une telle humanité ! Ce qui signifie que seule une équipe peut prendre en charge une personne en fin de vie.
Elle ajoute que tout être humain est autonome : c’est-à-dire sujet de son propre destin. Le malade doit être considéré comme sujet et invité de l’institution. Elle considère alors la famille comme faisant partie de l’équipe soignante, c’est-à-dire ni tenue à l’écart, ni assistée mais membre à part entière. Elle va à l’encontre de nos réactions de peur, et donc de fuite devant un corps très affaibli, un mental qui se dégrade et une existence promise à la mort proche. Devant chacune de ces réalités, C. Saunders explique avec certitude que celui qui arrive au terme de sa vie ou celui qui aura à vivre la mort d’un proche, mais aussi ceux qui accompagneront ce départ peuvent trouver dans ces moments la capacité de s’accomplir.
“Un tel humanisme est, bien évidemment, soutenu par une espérance, une vision positive de l’homme et des capacités de l’équipe”( Lamau, 2001). Espérance, communication verbale ou non-verbale, mise en relation des êtres les uns avec les autres, tout cela est essentiel pour C. Saunders. Elle ne cache pas qu’elle puise une telle vision dans les ressources de sa foi chrétienne. Mais elle croit qu’il est possible d’ « ouvrir une fenêtre », c’est-à-dire de partager de telles convictions avec des gens venant d’autres horizons philosophiques ou religieux.
ELISABETH KUBLER-ROSS : Le combat déterminé d’une femme.
Née en 1926, après avoir terminé ses études de médecine, elle donne une conférence sur le thème du déni de la mort dans la société américaine. Pour mettre en évidence les conséquences que cela entraîne dans l’accompagnement des patients en fin de vie, elle demande à une jeune fille de 16 ans qui va très mal, de dire ce qu’elle ressent. Quoi que très faible, elle parvient à expliquer les différentes étapes par lesquelles elle est passée Le choc au moment où elle apprend qu’elle est malade, le changement d’attitude de sa famille et de ses amis, les impressions pénibles de voir ses forces diminuer, la solitude, et… ses espoirs.
A partir de là, E. Kubler-Ross démontre que soigner des patients en phase terminale exige plus que des compétences techniques : cela demande des qualités de cœur et de compassion. Quand, en 1969, elle écrit cela dans son livre intitulé “On death and dying”, elle devient très connue mais aussi très critiquée.
E. Kubler-Ross dans son livre intitulé “Les derniers instants de la vie”, distingue 5 étapes :
La dénégation : le refus de croire ce que disent les médecins s’accompagne souvent d’un repli sur soi.
La colère : l’agressivité, le patient se demande : “pourquoi moi ?” Les frustrations anciennes, les blessures intimes jamais guéries trouvent de bon prétexte pour refaire surface. A cette étape, les patients sont souvent d’une exigence sans fin qui risque de les enfermer dans une grande solitude.
Le marchandage : le patient sait qu’il est gravement malade mais il demande une dernière faveur, telle qu’assister à un mariage, un Noël etc.
La dépression : liée aux pertes dues à la maladie et aussi, ce qui n’est pas pareil, liée à l’approche de la mort. La personne se sent alors triste de quitter sa vie. Plus on lui laissera un espace pour exprimer cette souffrance, par quelque parole, beaucoup de silence, plus on l’aidera à traverser cette période particulièrement pénible.
L’acceptation : sérénité et acceptation face à l’approche de la mort,, ( Kubler-Ross, 1969).
E. Kubler-Ross cherche à aider les soignants et les proches à la multiplicité des sentiments éprouvés par ceux qui savent ou pressentent leur fin proche. En sachant que l’étape de la colère est quasiment inévitable on peut éviter, par exemple, de prendre une colère qui se déchaîne contre la maladie, le destin, Dieu, comme nous étant destiné. Cela permet de mieux comprendre le sens de ce qui est vécu, de mieux supporter la colère sans s’attacher aux prétextes donnés et ainsi, parfois, de trouver face à son déferlement une attitude et des paroles justes. Un tel réajustement entraîne les soignants à faire une certaine clarté à l’égard d’eux-mêmes, à travailler leurs propres réactions et à modifier leurs comportements. (Kubler-Ross, 1969)
LE MOUVEMENT DES HOSPICES :
A la convergence, des influences de Cicely Saunders et Elisabeth Kubler-Ross, se situe le travail du Dr Balfour Mount. Ce chirurgien du Royal Victoria Hospital de Montréal, hôpital anglophone de réputation internationale, va choisir, en 1974, de passer un an au Saint Christopher’s Hôspice. A la suite de cette année, il crée, en 1975, l’unité de soin palliatif devenue la plus célèbre du monde, d’autres seront crées ensuite.
L’influence du courant des soins palliatifs canadien entraîne la parution, le 26 août 1986, d’une circulaire relative à l’organisation des soins et l’accompagnement des malades en phase terminale.
En juin, 1987, le Dr Maurice Abiven crée la première unité de soins palliatifs français, à l’hôpital international de l’Université de Paris.
A L’ORIGINE DES SOINS PALLIATIFS :
- Une certaine perception de la mort. La mort fait partie de la destinée de l’être humain. Le moment venu, il est déraisonnable et inhumain de se battre désespérément.
- Toute vie humaine même affaiblie ou diminuée doit être respectée, encouragée en son autonomie et ses attentes les plus profondes, honorée en toutes ses dimensions : le patient ne doit jamais être réduit à son organe malade. Il doit être pris en charge dans sa totalité organique et psychique.
- Pour que cela soit possible, une solidarité inter humaine est nécessaire, (soignants, famille, amis, bénévoles, ministres des cultes ). Elle seule peut prendre en charge la personne dans toutes ses dimensions et tous en retireront des fruits.
- Les douleurs physiques et les souffrances psychiques sont intriquées les unes dans les autres. C’est ce que Saunders a appelé la douleur totale. Pour elle, la victoire sur la douleur physique est le fait du patient lui-même, car selon elle, la technique même admirablement maîtrisée n’y suffit pas. Mais le meilleur moyen d’approcher une souffrance psychique, c’est toujours de commencer par contrôler la douleur physique. Il faut aussi savoir que l’angoisse intérieure ne peut pas toujours être supprimée. C’est un privilège qu’accorde le patient au soignant ou à un proche que de pouvoir l’approcher en son intimité ; or ce cadeau, il peut le lui refuser. Ne pas oublier cela nous évitera de pénibles désenchantements
ANALYSE DE LA DEMARCHE PALLIATIVE EN PEDIATRIE.
L’introduction de la démarche palliative en pédiatrie en France semble être relativement récente comparée au développement que connaissent, depuis plusieurs années, les soins palliatifs pour les adultes et les personnes âgés, tant en institution qu’à domicile.
En effet, depuis la circulaire Laroque de 1986, les recommandations ministérielles, et plus récemment, la loi sur le droit à l’accès aux soins palliatifs du 9 juin 1999, ont été accompagnées par la mise à disposition de moyens financiers conséquents, à travers deux plans triennaux. Sur l’initiative de quelques pionniers dans les années 80, on peut constater aujourd’hui que le développement des soins palliatifs adultes se généralise. Les équipes mobiles, en particulier, se sont développées, permettant une meilleure répartition sur le territoire national.
Dans le champ de la pédiatrie, le temps des pionniers semble encore de mise. La démarche palliative en est à un niveau de réflexion et de maturité très différent selon les services. Une réflexion approfondie a, à chaque fois, entraîné des modifications dans les pratiques et les attitudes des soignants vis-à-vis des situations de fin de vie.
- 3. LES DIFFERENTES ETAPES DE L’ACCOMPAGNEMENT D’UN ENFANT EN FIN DE VIE
LA REUNION DE SYNTHESE : cohérence de l’équipe pluri-disciplinaire, elle permet de prendre des décisions au cas par cas.
Lors des réunions de synthèse, l’état de santé de chaque enfant est abordé. C’est aussi le moment où le médecin fait prendre conscience aux soignants qu’un enfant est condamné. C’est toujours difficile puisqu’il s’agit de passer du combat qui vise la guérison, à une prise en charge privilégiant la qualité de vie des derniers temps. Chacun, selon sa fonction et sa connaissance du malade et de sa famille, s’exprime sur la meilleure façon de les accompagner. La douleur d’un très jeune enfant n’est pas toujours facile à évaluer. Nous insistons toujours pour que l’évaluation des souffrances et les prises de décision soit faites de manière collégiale et transparente. La discussion concernant l’ajustement du traitement antalgique, morphinique ou autre, est d’autant plus importante que les effets secondaires font peur : soulager efficacement un patient entraîne parfois un risque vital.
Pour les soignants, la prise de décision commune permet d’être au clair avec soi-même quant au pronostic et de ne plus se cacher la vérité. La cohésion et la solidarité de tous sont alors indispensables. Verbaliser la fin de vie d’un enfant est primordial pour adapter le comportement et l’écoute de l’équipe vis-à-vis de l’enfant et de sa famille. C’est une étape nécessaire car le moindre doute est perçu par les parents, qui se remettent alors à espérer que leur enfant guérisse. Si l’on n’est pas sûr de soi, ils se raccrochent aux espoirs qui leur sont donnés. Ainsi comme dans un engrenage, plus ils ont d’espoir, plus il est difficile de ne pas abonder dans leur sens.
L’équipe réfléchit à la meilleure façon d’annoncer le pronostic à la famille. Le médecin qui s’en charge cherche toujours à débuter l’entretien à partir des questions et impressions des parents. Il veille à être entièrement disponible pour les parents pendant ce moment, à prendre le temps de les écouter, de les informer et de les rassurer sur la poursuite de notre attention à l’égard de tous les besoins de leur enfant, pour qu’il n’ait ni soif, ni faim, qu’il ne soit pas inconfortable et pour qu’il souffre physiquement et psychologiquement le moins possible. En dialoguant avec la famille, le médecin rassure et surtout s’engage à ne pas abandonner pour autant son patient. Chacun a besoin de savoir qu’il ne sera pas seul pour affronter la mort.
Une fois le pronostic expliqué aux parents, l’attitude de l’équipe est différente. Elle ne fuit plus les questions, ce qui permet d’être plus ouvert et de mieux écouter la souffrance de l’enfant et de sa famille. Cela nous a permis, par exemple, d’entendre la difficulté de certains parents à passer du service de réanimation à celui de post-réanimation. Ce changement de lieu entraîne un changement de personnel. Il est douloureux pour certains parents de devoir quitter les dernières personnes qui ont établi un lien privilégié avec leur enfant alors que celui-ci était conscient et capable de dialoguer.
La prise de conscience de l’absence d’espoir, risque d’entraîner le désinvestissement de l’entourage tant médical que familial. Les conséquences peuvent être particulièrement douloureuses pour l’enfant, qui se sent abandonné et seul. Nous avons ainsi vu des parents accrocher devant le lit de leur fille une robe de communiante destinée à l’habiller après sa mort. Ils avaient tout organisé pour ne pas être surpris et avaient finalement fait le deuil de leur enfant trop précocement.
Finalement, ce qui est important, c’est que chaque soignant soit en accord avec l’équipe et avec lui-même. Chaque situation étant singulière, chaque enfant et chaque famille unique, à chaque fois un travail psychologique intérieur est nécessaire, sur le plan personnel et professionnel, pour accepter la situation telle qu’elle est. Les parents, percevant le cheminement des soignants, parviendront eux aussi progressivement à changer d’attitude avec leur enfant. Ils peuvent alors, eux aussi, accompagner différemment leur enfant : en abandonnant progressivement leurs projets d’avenir, ils deviennent alors plus attentifs à l’instant présent.
Par contre, si des enjeux professionnels ou personnels se greffent en plus, l’accompagnement ne correspondra sûrement pas aux besoins et aux attentes de l’enfant et de sa famille.
LES DERNIERS MOMENTS : de quelques heures à quelques mois, ces derniers moments doivent être investis pour eux-mêmes : la profondeur du lien établi entre parents et enfant bien sûre mais aussi entre les soignants, l’enfant et ses parents, est essentielle. Il s’agit alors de ne pas fuir et au contraire de montrer que l’on peut être dans une relation soignante même si on ne se situe pas dans la parole de guérison ou la visée curative.
A partir de l’annonce du pronostic létal, les derniers jours apparaissent toujours trop longs ou trop courts car il est difficile d’accepter l’impossibilité de prévoir l’heure du décès. Lorsqu’il n’y a plus de raison médicale d’entrer dans la chambre, la tentation est grande de fuir, cherchant à croire qu’il n’y a plus rien à dire et plus rien à faire. Si cette absence de gestes techniques est si difficile à vivre, c’est aussi parce qu’elle enlève la possibilité de se concentrer sur la maladie en faisant abstraction de la personne. Nous sommes alors confrontés à nos limites techniques et humaines.
Ces derniers moments peuvent nous sembler trop courts car la mort arrive toujours trop vite, surtout chez un enfant. Nous souhaiterions que chacun ait le temps de se préparer à cette mort. Dans un service de réanimation pédiatrique, notre quotidien est de tout faire pour sauver la vie des enfants et soudain, il nous faut admettre nos limites sans en faire un échec personnel. Après avoir donné et eu de l’espoir, il nous faut changer radicalement de point de vue du jour au lendemain, et accepter la triste réalité.
Cette période nous donne parfois l’impression de s’éterniser car elle nous renvoie à toute une réflexion autour de la mort de nos proches ou de nous-mêmes qui nous dérange. De plus, lorsque les parents sont constamment présents, chacun doit prendre sur soi pour entrer dans la chambre juste pour » être là « . Il s’agit de montrer aux parents que l’on peut proposer autre chose qu’un discours médical et des soins. Tout sera alors mis en place pour éviter que ces moments soient vécus dans la solitude. Il est très important qu’un médecin continue à rentrer dans la chambre tous les jours, même s’il pense qu’il n’a aucune information rassurante à donner. C’est l’occasion de montrer que l’on peut se situer dans une relation soignante même si l’on n’a plus une parole curative ou de guérison. Le médecin vient alors pour échanger avec les parents sur la façon dont ils perçoivent leur enfant : comment le trouve-t-il ? Ont-ils l’impression qu’il souffre ? Il montre ainsi qu’il ne se désintéresse pas de l’enfant, qu’il ne l’abandonnera pas, quel que soit son état de conscience ou d’inconscience, quel que soit ce que l’enfant vit sur le plan physique, psychique ou émotionnel. Il reste aussi à l’écoute du ressenti des parents, quelles que soient leurs attentions, leurs angoisses ou leur incapacité à être auprès de leur enfant.
Lorsque l’enfant ne peut plus manifester ce qu’il ressent, cela ne prouve pas qu’il ne soit pas réceptif à notre présence, et c’est là que la confiance dans les actes « gratuits » a toute son importance. Certains parents ont besoin d’aide pour garder un lien avec leur enfant, surtout lorsqu’il est paralysé et qu’il ne peut plus répondre verbalement ou par des gestes. Les soignants peuvent alors, par leur manière d’être, permettre aux proches d’oser parler, chanter, caresser ou masser l’enfant, sans attendre de signe de réponse de sa part. D’autres parents, à l’inverse, aideront les équipes médicales à découvrir des façons d’être adaptées aux besoins spécifiques de leur enfant. Ce temps de qualité passé auprès de l’enfant peut apparaître à certains comme du temps perdu, inutile. Il est au contraire ce qui permettra aux familles, comme aux soignants, d’avoir la certitude d’avoir fait de leur mieux, d’avoir su « être » quand il n’y avait plus rien à faire. Cette impression sera même essentielle pour l’élaboration du travail de deuil.
Pour que ces derniers moments n’apparaissent pas trop longs, il faut qu’ils soient investis pour eux- même. Cela dépendra de la profondeur du lien établi entre parents et enfant bien sûr mais aussi entre les soignants, l’enfant, et ses parents. En effet, la peur d’être seul au moment de la mort de l’enfant angoisse beaucoup les soignants qui n’osent pas entrer dans la chambre. Ils redoutent que l’enfant meure au moment où ils le mobilisent, par exemple, et appréhendent de se sentir responsable de ce qui arrive même si c’était prévu. S’organiser pour être à deux pour assurer les soins de nursing, permet de partager le moment de la mort, si elle survient, et de se déculpabiliser.
LE DECES : Parents et soignants se remémoreront très longtemps les derniers instants et chacune des paroles prononcées resteront gravées dans leur mémoire.
Pour les personnes ayant établi un lien avec l’enfant, famille comme équipe soignante, les derniers instants sont extrêmement importants. En effet, ils se remémoreront très longtemps la façon dont ces derniers instants se sont déroulés et chacune des paroles prononcées pourra rester gravée dans leur mémoire.
Alors qu’il n’y a plus de gestes médicaux à faire, la présence d’un médecin demeure nécessaire au moment du décès pour que tout se déroule aussi bien que possible. Il faut qu’il accepte d’être là, sans forcément agir. Il est le garant du fait que tout a été tenté dans les meilleures conditions possibles. L’autre rôle important du médecin, est d’aller voir les parents pour leur expliquer ce qui va se passer (Par exemple : » La tension va progressivement baisser, le cœur va ralentir et votre enfant va tout doucement s’éteindre « ). Cela aide chacun à vivre ces moments avec lucidité et acceptation. Certains soignants, après s’être longtemps occupés d’un enfant, sont ambivalents quant à leur désir d’être présents au moment du décès. Ils souhaitent être là pour s’assurer que tout se passe au mieux pour l’enfant et sa famille. En particulier, pour être sûrs que l’enfant n’a pas souffert et que les parents ont été entourés et respectés dans leur manière de vivre ce décès. Mais dans le même temps, ils appréhendent ce moment et ont peur du choc affectif, visuel et psychologique, qu’un décès induit, et dont les conséquences traumatiques peuvent les marquer longtemps. De plus, la crainte de la réaction des parents extériorisant bruyamment leur douleur est une appréhension pour tous les soignants. Cette façon de s’exprimer, au lieu d’être reliée aux différences culturelles, est souvent perçue comme un échec de la prise en charge. Elle dérange l’équipe qui est obligée de constater l’ampleur de la souffrance des parents. Pourtant, ce n’est pas parce qu’un couple intériorise sa douleur que leur souffrance est moins grande. Il est nécessaire de rester vigilant et être attentif à chaque famille quelle que soit la démonstration de ses sentiments.
Le médecin devra aussi constater le décès et déclarer l’heure précise à laquelle il a eu lieu. Cette étape est très importante pour accepter la réalité de ce qui vient de se produire. Tant que les familles n’ont pas clairement entendu le médecin annoncer la mort, elles peuvent continuer à espérer.
Par ailleurs, un décès passe rarement inaperçu dans un service. Il ne faut pas minimiser les conséquences que cela entraîne sur les autres enfants hospitalisés et sur leurs parents, et prendre le temps d’échanger avec ceux qui désirent en savoir plus. C’est souvent l’occasion de poser des questions très personnelles qu’ils n’osaient pas mettre en mots.
JUSTE APRES LE DECES : retirer les tuyaux et toutes les machines qui faisaient souffrir l’enfant ou le défiguraient, l’habiller et le recoiffer permet de conclure les soins.
Il est important que les soignants prennent le temps de rendre un peu plus présentable le corps et surtout le visage de l’enfant mort, avant de le présenter aux parents. Pour les personnes qui connaissaient bien l’enfant malade, retirer les tuyaux et toutes les machines qui le faisaient souffrir ou le défiguraient, l’habiller et le recoiffer s’inscrit dans une continuité de soins. Ces gestes sont vécus comme un adieu, et parfois même comme un soulagement par rapport à la peur, l’angoisse et la souffrance. C’est finalement la dernière chose que les soignants peuvent faire pour les parents et pour le respect de la dignité de leur enfant.
Par contre, ces gestes sont très difficiles à faire par ceux qui n’ont pas établi de vraie relation avec l’enfant avant son décès. Ils ne voient alors qu’un « cadavre » et supportent mal d’avoir à faire « ça”.
JUSTE AVANT LE RETRAIT DU CORPS : aider les parents à se recueillir en aménageant l’environnement habituel de l’enfant avec un éclairage tamisé et quelques chaises.
La présentation physique du corps et l’environnement comptent beaucoup dans cette période qui précède le départ au funérarium. En aménageant la chambre autrement, en enlevant les machines, parfois en disposant les meubles différemment, en habillant l’enfant, en disposant près de lui ses jouets préférés… Les soignants ont l’impression de restituer toute son intégrité à l’enfant. Les parents y sont sensibles et cela les aide à se recueillir dans un lieu qu’ils connaissent et où ils ont des souvenirs. Pour les soignants qui connaissaient bien l’enfant, ce dernier temps peut permettre de prendre conscience de la mort et de venir dire adieu à l’enfant. Le temps d’arrêt et de silence qu’ils observeront à ce moment-là, les aidera ensuite dans le travail de deuil qu’ils auront eux aussi à effectuer. Ne faudrait-il pas inventer de nouveaux rites destinés plus spécifiquement à aider les soignants confrontés régulièrement à la mort ?
Ce qui est très délicat, c’est de respecter le temps réglementaire : en principe, il ne doit pas s’écouler plus de 2 heures entre le décès et l’arrivée du corps au funérarium. Certaines familles ne ressentent pas le besoin de s’attarder alors que d’autres n’arrivent pas à supporter la séparation. Pour l’équipe, il est très difficile d’avoir à mettre un terme à ce moment de recueillement et de d’annoncer aux parents qu’il va falloir emmener le corps au funérarium. Néanmoins, en entrant dans la chambre, les soignants brisent l’ambiance de recueillement, et réintroduisent la notion de temps et de rythme de vie. Cela permet d’inviter ensuite la famille à clore ce moment. Cette première séparation évoque la seconde qu’ils auront à affronter au cimetière. Dans ce moment où les mots sont si difficiles à trouver, il est plus facile d’effectuer cette démarche à deux.
Il paraît bon de préciser aux parents avec qui le lien établi est fort, que toute l’équipe ne les oubliera pas et qu’ils peuvent, s’ils le souhaitent, reprendre contact pour reparler de leur enfant ou obtenir des adresses d’associations pour les aider.
LE FUNERARIUM : veiller à toujours y aller à plusieurs.
Avoir à transporter un enfant, le plus souvent dans les bras (lorsqu’il n’est pas trop lourd), pour le » déposer » au funérarium est toujours très difficile. Chaque équipe souhaite échapper à cette dernière étape. Dans certains hôpitaux, pour le personnel de nuit, cette démarche atteint un degré de difficulté difficile à surmonter. Comme aucune permanence n’est assurée, les soignants doivent aller eux -mêmes, dans l’obscurité, ouvrir la salle où reposent tous les cadavres. Ils doivent surmonter l’odeur pour y déposer le corps de l’enfant dont ils se sont occupés pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines ou mois. L’absence d’accueil et l’obligation d’assumer un travail qui n’est pas le leur, associé à un sentiment de solitude, peut être très traumatisant. Pour améliorer la situation, lorsqu’on ne peut rien changer à l’organisation, il faut absolument veiller à toujours y aller à plusieurs.
LA LEVEE DU CORPS : un instant important qui peut être nécessaire pour retrouver une certaine quiétude.
Le moment de la levée du corps est vécu par plusieurs soignants comme un instant important qui peut être nécessaire pour retrouver une certaine quiétude. Certains soignants, dans un premier temps, étaient venus prendre des nouvelles de l’enfant et de ses parents. Puis, l’état de santé s’aggravant et la situation se prolongeant, ils ont fuit le regard de la famille. Leur malaise était tel, qu’ils n’ont plus osé entrer dans la chambre. Il en découle un sentiment de culpabilité que la levée du corps peut aider à apaiser. Ceux qui étaient restés dans l’insupportable d’une relation et qui parviennent à rétablir un lien, vivront le décès de cet enfant beaucoup plus sereinement. Etre présent à ce moment, c’est aussi une façon de montrer aux parents que leur enfant comptait vraiment, pas seulement en tant que malade, mais aussi en tant que personne à part entière et même une fois la porte du service franchie.
Pour les parents, c’est souvent aussi le moment de remercier l’équipe : « merci pour tout ce que vous avez fait « . Cette phrase que prononcent certains parents est parfois très difficile à entendre pour les soignants qui se culpabilisent. Quelqu’un disait : » je ne supporte pas d’entendre les parents me dire ça, ils nous ont amené un enfant vivant, nous leur rendons mort. Alors, c’est affreux d’entendre ça! « . Les parents expriment en fait qu’ils savent que tout a été tenté et ils remercient l’équipe pour leur façon de les entourer dans ces moments.
L’ENTERREMENT : rester attentif au désir verbalisé ou non de la famille pour ne pas imposer une présence non souhaitée ou décevoir leur attente.
l peut arriver que des soignants décident d’assister à l’enterrement d’un enfant sur l’invitation des familles ou de leur propre initiative. Cela représente pour eux l’aboutissement de la démarche d’accompagnement. Pour d’autres, cela est inconcevable car c’est un manque de respect de l’intimité de la famille. En fait, tout dépend du lien établi au préalable. Tout dépend aussi de la possibilité de s’organiser avec les autres soignants qui pourront ou non relayer la personne absente. Ce qui compte, c’est de rester attentif au désir verbalisé ou non par la famille, pour ne pas imposer une présence non souhaitée ou décevoir son attente.
ET APRES ? Faire le deuil d’un enfant, du lien instauré avec ses parents et d’une responsabilité prise envers eux.
Faire le deuil d’un enfant, c’est faire le deuil de tout ce qu’il était et du lien que nous avions instauré avec lui, mais aussi avec ses parents. Il s’agit de clore une relation et de faire le deuil d’une responsabilité prise envers une famille.
La question du lien à maintenir avec la famille après le décès est fréquemment soulevée. Nous ressentons souvent le besoin d’avoir des nouvelles des parents auxquels nous nous sommes attachés. Nous espérons toujours apprendre qu’ils se sentent mieux et qu’ils ont réussi à surmonter l’épreuve. Notre impression d’avoir réussi l’accompagnement de cette famille serait alors confirmée. Pour cette raison, nous serions parfois près à prendre l’initiative de contacter des parents au risque de les blesser. Cela montre bien que notre propre travail de deuil n’est pas toujours facile à achever.
Pour les soignants, la fin de vie d’un enfant peut rester inoubliable. Seule la possibilité de reparler de ce qui a été vécu permettra de mieux comprendre et d’assimiler ce qui est de l’ordre de l’inacceptable. Ainsi dans notre service, certains sont restés plus de 5 ans sans pouvoir évoquer un décès. Ils n’avaient jamais eu l’occasion d’en reparler même avec leurs proches, l’intensité de leur émotion était encore intacte et il leur fallut une réunion sur ce thème pour pouvoir l’évoquer. C’est pour cela qu’il est utile de former un groupe de paroles, qui au cours d’échange avec une psychologue, peut aider chacun à analyser la situation, à prendre de la distance. Il s’agit aussi de retenir ce qui s’est bien passé ou ce qui a été difficile et qu’il ne faudrait pas recommencer. D’autre part, ces échanges permettent aux soignants de savoir qu’ils peuvent être soutenus et écoutés même très longtemps après.
- 4. ETUDE DE CAS : A PROPOS DE L’ACCOMPAGNEMENT EN FIN DE VIE DE JEAN, ADOLESCENT ATTEINT D’UNE MALADIE RECKLINGHAUSEN.
Jean est un adolescent de 17 ans atteint d’une maladie de Recklinghausen. Cette neurofibromatose entraîne une tumeur au niveau du tronc cérébral qui évolue malgré plusieurs opérations. Jean est en fauteuil roulant et ne peut ni marcher, ni écrire. Les troubles de la déglutition sont majeurs. Il est trachéotomisé et alimenté par sonde gastrique. En phase terminale, il perd toute autonomie motrice et une partie de ses sens est amputée, à l’exception de la vue qu’il conserve (jusqu’à l’entrée dans le coma). Dans cet état, une communication subsiste toutefois, grâce à l’instauration d’un code (lettres sur un tableau ) et à des signes de tête.
La maladie de Recklinghausen est une affection héréditaire caractérisée par la présence de nombreuses tumeurs bénignes disséminées dans l’organisme, des tâches cutanées pigmentées et des malformations nerveuses. Les complications varient et dépendent de la localisation des malformations et des tumeurs. Le traitement est uniquement symptomatique et consiste en l’ablation des tumeurs cutanées. Le traitement chirurgical des malformations osseuses et des neurinomes est beaucoup plus délicat.
Histoire de la maladie de Jean : Aucun antécédent familial n’existait; il s’agit donc vraisemblablement d’une mutation génétique. Ses parents ont divorcé 2 ans après l’annonce du diagnostic alors qu’il n’avait que 8 ans. Il habitera alors chez sa mère qui le prendra entièrement en charge jusqu’à ce qu’une hospitalisation s’impose. Elle est elle-même infirmière, ce qui explique qu’elle ait pu s’en occuper aussi longtemps à son domicile. Le père habite en province, il s’est remarié lorsque Jean avait 12 ans. Il ne vient que rarement le voir. Mais lorsque Jean voit, à la fin de sa vie, ses parents à nouveau réunis, il ne peut s’empêcher d’espérer en une réconciliation.
Jean a pu maintenir une vie complètement normale jusqu’à l’âge de 14 ans, malgré la nécessité de l’opérer à 5 reprises. Après la découverte d’une tumeur au niveau du tronc cérébral, tout devient nettement plus difficile. Plusieurs opérations et chimiothérapies sont à nouveau tentées, mais la tumeur ne cesse d’augmenter. L’état de santé de Jean s’aggrave. Il est alors scolarisé au niveau du lycée de l’hôpital et hospitalisé le jour. Jean se retrouve extrêmement diminué : d’importants problèmes d’équilibre lui font perdre la possibilité d’écrire et la marche. Il est en fauteuil roulant. De plus, des troubles majeurs de la déglutition l’obligent à utiliser en permanence une machine pour aspirer sa salive. Il limite ses déplacements à l’hôpital et à son domicile. Il doit être trachéotomisé, et ventilé la nuit. Il est alimenté par sonde gastrique et perd ainsi un des plaisirs qu’il apprécie le plus, celui de la table, ( le plus dur pour lui est de ne pouvoir jamais participer pleinement aux fêtes, celle-ci ayant toujours lieu autour d’un repas). Au niveau tactile sa sensibilité est très réduite.
Lors du premier entretien Jean commence d’emblée par la phrase suivante : « Je sais que je vais mourir, mais les médecins n’ont pas le courage de me le dire et mes parents sont trop tristes pour m’en parler ».
Il est alors très dépressif. Il a à plusieurs reprise tenté de se suicider. Comme l’a mis en évidence E. Kubler-Ross, cette phase de dépression est liée d’une part aux pertes dues à sa maladie d’autre part à la tristesse de devoir quitter sa vie. Il souffre beaucoup notamment du fait de ne plus pouvoir avaler sa salive. Sur le plan narcissique, il trouve que c’est ce qu’il y a de plus dur à supporter. Il lit dans le regard des autres tant de dégoût. Au fils des jours, Jean passe par différentes phases. Il commence par désinvestir ce qui l’intéresse le moins à l’école, puis fait l’école buissonnière. Ensuite, il n’adhère plus aux soins. Jour après jour, avec la mise en place du travail psychologique, il exprime de plus en plus sa souffrance. Se sentant écouté, il entre progressivement dans une autre phase, celle de l’acceptation.
Il renforce les liens affectifs forts de sa vie : il envoie une lettre à son grand-père et à une amie pour leur dire combien ils les aiment. Ces deux derniers éléments caractérisent le travail du trépas. Par trépas, nous entendons la période terminale de l’existence du sujet irrémédiablement condamné.
Michel de M’Uzan dans son livre « De l’art à la mort » caractérise l’approche de la mort à l’aide de deux mouvements qui se commandent l’un l’autre et président l’activité psychique à faire à ce moment-là : il s’agit de ce qui appartient au « travail du trépas », c’est-à-dire l’expansion libidinale et l’exaltation de l’appétence relationnelle. Jean a ainsi fait une déclaration d’amour à une élève infirmière et fait le projet d’écrire un livre.
Ce “travail du trépas”a pu commencer lorsque Jean a pu dépasser la phase dépressive et qu’il est arrivé à une sorte d’acceptation du destin.
On peut rapprocher travail de deuil et travail de trépas, mais il ne faut pas négliger une difficulté de poids à savoir que, contrairement à l’endeuillé, le mourant ne dispose que de très peu de temps pour accomplir sa tâche. Chez certains, le travail du trépas se déclenche de lui-même, c’est le cas lorsque les représentations des objets d’amour sont puissamment investies. Par contre, pour la plupart, la présence d’une personne réelle est nécessaire. Qu’il s’agisse d’un proche, d’un soignant ou d’un analyste importe peu. Ce qui compte, c’est la réelle disponibilité de la personne qui doit être perçue comme sur aux yeux du malade. Ceci signifie finalement qu’elle accepte qu’une part d’elle soit incluse dans l’orbite funèbre du mourant.
Qu’en est-il de la bonne distance relationnelle entre un jeune, une équipe de soignants et une famille dans le cadre spécifique de la fin de vie dans un service de pédiatrie ?
Pour mieux comprendre ce que signifie la bonne distance dans un cas pareil empruntons les mots de Marie-Frédérique Bacqué.(1997) « Le médecin a besoin d’oublier sa propre mort pour aborder celle de l’autre. Or la bonne distance est celle qui permet d’être à la fois un professionnel qui s’identifie au patient sur le plan émotionnel et historique et qui conserve une certaine maîtrise de la situation ». Pour Thurstan B. Brewin (1991), la meilleure attitude est à la fois compréhensive et positive : « Ses ingrédients essentiels sont la flexibilité, reposant sur l’interrelation avec le patient lors de l’annonce de la mauvaise nouvelle, et la pensée positive, le réconfort et la planification du futur immédiat, le tout accompagnant la mauvaise nouvelle et non remis à plus tard. »
Le décès d’un jeune confronte chaque soignant à ses limites. Chacun perd ses illusions de toute puissance. Il s’agit de faire face à sa propre angoisse de mort. Certains y parviennent d’autres ne supportent pas la perspective létale. Ils acceptent à la rigueur de s’occuper du corps du patient en fin de vie, mais ne peuvent entrer en relation avec lui, pas même par le regard, de peur de découvrir un adolescent comme les autres. Ainsi, ce soignant disant « j’arrive à lui donner le bain, c’est déjà pas mal, mais il ne faut pas me demander de le regarder ou de lui parler ».
Jean a été hospitalisé pendant trois ans. Il était donc connu de tous et avait créé des liens privilégiés avec certains jeunes hospitalisés. Les soignants ont alors eu aussi à faire face aux questions de ces jeunes ou de leurs familles. Ils observent, perçoivent les tensions et les questions des soignants et s’interrogent. Que leur dire à ce moment-là ? C’est sûrement pour ces enfants une charge d’angoisse énorme que de sentir d’une part, les inquiétudes et les malaises d’une équipe qui ne peut plus guérir et, d’autre part, la réalité de la dégradation du corps de Jean.
Il est souvent souhaitable d’instaurer un dialogue avec chaque patient concerné par le décès, de par une relation amicale ou simplement la promiscuité des chambres. Mais cela suppose de trouver le bon moment, la « bonne personne » et la bonne façon de dire les choses. Dans beaucoup d’équipes, personne ne veut annoncer un décès aux autres enfants malades, certains espérant parfois qu’ils ne poseront pas de question. Le psychologue ne connaît pas forcément tous les patients, il peut en revanche accompagner le soignant qui connaît bien les jeunes hospitalisés, afin de le seconder si l’annonce devient trop difficile ou les questions trop délicates pour lui.
Qui dit accompagnement de fin de vie, dit accueil des familles. Le rôle de chaque soignant est alors de trouver les attentions qui permettront de rendre moins dure ce qui l’est tant.
Quel rôle peut avoir le psychologue ? A-t-il une fonction de porte-parole lorsque l’adolescent n’est plus capable de s’exprimer facilement ? Peut-il être le liant entre les différents protagonistes ?
Le psychologue a bien sur un rôle particulier qui sera d’abord d’aider le jeune à s’exprimer, surtout lorsque la communication est réduite à des lettres montrées sur un tableau. Lorsque le patient désir savoir exactement ce que disent les médecins sur son état, est-ce souhaitable de répondre à sa demande ?
Se pose ici tout le problème de la demande. De quelle demande doit-on tenir compte ? Comment distinguer ce qui se cache derrière la demande ?
Doit-on satisfaire toutes les demandes ? Certainement pas, d’abord parce que pour beaucoup cela n’est pas possible quelle que soit l’illusion de toute puissance que l’on peut avoir ; ensuite parce que cela n’est pas souhaitable, le risque étant alors de se perdre et de ne plus être fidèle à notre éthique.
Et pourtant le psychologue, face à un patient en fin de vie, doit être capable de s’adapter. Alors que nous avons « appris » à ne pas toucher, il nous faudra apprendre à être capable de comprendre ce que le patient nous dit non plus à travers des mots mais à travers des maux, à travers son corps : A travers une poignée de main, un regard, une mimique, nous devrons sentir l’expression non verbale de l’angoisse. Sentir si le patient a besoin de silence ou au contraire s’il attend nos questions. Enfin, il faut peut-être, avec une extrême délicatesse et une grande attention chercher à reformuler ce que le patient nous dit avec des lettres montrées sur un tableau, un hochement de tête ou simplement un regard. C’est si difficile que dans les derniers jours de vie, plus grand monde ne s’y risque. Par manque de temps, par peur d’entendre ce que l’autre a à nous dire ou par peur de ne pas le comprendre, nous nous disons incapable ou considérons que le paient est trop fatigué et qu’il doit se reposer.
Par ailleurs, le psychologue pourra aider les familles à maintenir un lien avec leur enfant malade. Ainsi, les proches pourront prendre le temps, avant qu’il ne soit trop tard combien il est important d’exprimer son affection à la personne en fin de vie. Il en d’écoulera un travail de deuil plus facile.
Doit-on maintenir conscient un jeune qui ne souffre pas physiquement mais qui a perdu toutes fonctions motrice et sensitive, qui ne parle plus et n’entend plus ? Peut-on lui donner de la morphine à la demande d’une équipe ou d’une famille qui ne supporte plus l’état du malade ?
Derrière cette interrogation se cache la question de savoir à qui appartient le corps : au malade, à la famille ou au soignant ?
L’autre question, en lien avec la précédente, est de savoir qui peut décider d’abréger les souffrances d’un individu irrémédiablement condamné et pourquoi ? Est-ce que ce pourrait être la personne condamnée elle-même ?
Il y a derrière ce type de demande une problématique narcissique à entendre. Le patient à peur de ne pas être à la hauteur des exigences de l’idéal du moi. Le risque, en abrégeant les souffrances, est de neutraliser le travail psychique que le malade aurait pu accomplir. Or ce travail du trépas est primordial. Mais la souffrance aussi atteint l’activité mentale.
Pour Jean, ses mécanismes de défense étaient tels, et le déni tellement opérant, qu’il n’a formulé aucune demande de ce type. Il a toujours dit ne pas souffrir et ne pas avoir peur de la mort, il est d’ailleurs apparu à tous comme étonnamment serein jusqu’à la fin.
En fin de vie, la personne est habitée par des pensées très contradictoires. Ainsi, lorsqu’elle demande que l’on hâte sa fin, elle exprime en même temps le désir d’une dernière expérience relationnelle. Dire « je veux en finir » c’est être en relation avec quelqu’un à qui on le dit. Alors que les liens sont en train de se rompre, le patient est pris dans un grand élan passionnel.
Derrière cette question se pose aussi le problème de la conscience. Jean a jusqu’à son entrée dans le coma, toujours tenu des propos cohérents, mais comment percevait-il le monde ? Un monde flou? Sans impression tactile sans son, sans possibilité de communication orale. Si nous ne percevions notre environnement qu’avec notre vue et notre odorat, comment percevrions-nous ce qui nous entoure? La perception des limites entre dedans et dehors est-elle encore possible ?
Lorsque Jean était plongé dans un coma extrêmement profond depuis plusieurs jours, la machine qui le reliait à la vie a été débranchée. Sa famille et ses amis ont voulu être là jusqu’au bout et assister à ce tout dernier moment. A la demande de la famille, une partie de l’équipe soignante a choisi d’être présente. Quel sens donner à ce geste?
Pour ces soignants, il s’agissait d’être dans une continuité de soin. Décidés à l’accompagner jusqu’au bout, ils ont tenu à être là lorsqu’il a cessé d’être relié à la machine qui le faisait respirer. De même, ils sont allés au funerarium puis à l’enterrement.
Des soignants ont choisi d’assister à l’enterrement qui avait lieu dans la chapelle de l’hôpital. Peut-on participer en blouse blanche à une telle cérémonie, c’est-à-dire en tant que professionnel, ou seulement à titre personnel et donc en civil?
Y a-t-il une place pour les soignant dans de tels moments ou doit-on laisser les familles vivre seules ces derniers instants ? Dans ce cas précis, l’invitation faite aux soignants était explicite. Il faut dire que les parents étaient tous les deux, eux aussi, des soignants. Devant une telle invitation, plus d’une vingtaine de soignants étaient présents. Ne risque-t-on pas là de se substituer aux proches ? Ce qui pourrait réduire les marques d’affection des proches et empêcherait les amis d’entendre la souffrance des endeuillés.
Par ailleurs, pour le travail de deuil des soignants, il peut être important d’assister ensemble à ce genre de cérémonie. Cela efface toutes les divergences et unifie les équipes, mais crée peut-être ce que Anzieu appellerait une « illusion groupale ». L’impression que les soignants et les familles des patients ne font plus qu’une seule et même famille est-elle à proscrire et à percevoir comme le non-respect d’une place donnée ou au contraire à entretenir ?
Pour certains, on ne peut imaginer aller à un enterrement qui se situe au cœur de l’hôpital qu’en blouse, c’est-à-dire en tenue professionnelle. Pour d’autres par contre, cette démarche ne peut s’inscrire que dans une démarche très personnelle.
Quel type de relation peut-on maintenir avec les familles et les soignants après le décès ?
Il peut être important de maintenir certains contacts après le décès pour éviter les deuils pathologiques. Ce lien sera toujours à ajuster aux attentes des familles et en accord avec la profondeur de la relation qui avait pu se créer avant le décès.
Dans le cas de Jean, nous avons écrit à sa mère, 5 ans après son décès, pour la remercier pour tout ce que son fils nous avait appris. Elle a été très touchée par cette attention. Elle nous redisait combien, pour elle aussi, tous les échanges qu’elle avait eus avec nous l’avait aidée, dans tous les moments où elle repensait aux dernières semaines avant le décès de son fils. Depuis, après une période très douloureuse, elle a retrouvé le goût du bonheur. Elle a redécouvert le goût d’un bon repas partagé entre amis et a rencontré un homme avec lequel elle a refait sa vie.
5. CONCLUSION :
A l’intérieur du courant des soins palliatifs coexiste une même conception de l’homme, de sa vie, de sa mort, de son réseau de relation. Mais il existe aussi des convictions profondes et des attentions privilégiées différentes, en fonction des mentalités, du pays où le service est implanté, en fonction aussi de la personnalité du chef de service, de l’histoire du service, de la composition des équipes.
C’est pourquoi, dans ce domaine, tout particulièrement, nous ne pouvons pas nous contenter de reproduire ce qui est fait ici ou là. Il s’agit plutôt d’inventer, de susciter des réalisations, mais aussi de partager nos expériences, nos déceptions, nos doutes, nos convictions et aussi nos découvertes. C’est aussi ce qui a motivé la rédaction de cet article !
Pour que l’accompagnement des enfants en fin de vie et des familles se déroule le mieux possible, trois conditions sont nécessaires :
La première concerne l’équilibre psychologique de chacun. Le décès est une séparation irréversible qui renvoie à toutes celles, personnelles ou professionnelles, auxquelles nous sommes confrontées et dont nous devons faire le deuil. La possibilité de reparler de ce que nous avons vécu dans le service, permet de prendre de la distance et améliore la qualité de l’accompagnement.
La deuxième condition concerne l’équipe. Elle doit se réunir pour analyser la situation de chaque enfant et dire explicitement qu’un enfant va mourir. Elle décide ensemble de se situer dans l’accompagnement d’un enfant en fin de vie. Cette décision donne une cohérence aux propos tenus. Les contradictions et les faux espoirs sont ainsi évités. Il en découle la possibilité pour chacun d’assumer son rôle et une plus grande complémentarité.
La troisième concerne l’organisation du travail et découle de la deuxième. Dès qu’un enfant risque de décéder, il est souhaitable de travailler à deux pour éviter de se retrouver seul. Cette façon de faire diminue la solitude et l’angoisse des soignants qui osent affronter ce qu’ils redoutent tant. De plus, cela permettra ensuite d’échanger avec la personne qui a vécu la même situation que nous.
L’accompagnement des enfants en fin de vie est aussi la source d’un enrichissement. La confrontation à la mort fait prendre conscience que, contrairement aux idées reçues, la séparation du professionnel et de l’humain n’est pas une solution. Si nos émotions sont niées, quelque chose de la communication avec l’enfant, sa famille ou les collègues est amputé.
Et sur le plan personnel, cette expérience entraîne une réflexion sur le sens même de la vie et est une invitation à savourer pleinement l’instant présent.
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